Domaine public maritime : quand le titulaire d’une autorisation confond occupation et habitation

Le tribunal administratif de Rennes annule le refus du préfet de dresser un procès-verbal de contravention de grande voirie à l’encontre d’une société. Si cette dernière dispose bien d’un titre pour occuper le domaine public maritime, il n’en demeure pas moins que l’autorisation dont s’agit concernait spécifiquement des activités liées à la mer. Cependant le titulaire a cru pouvoir changer la destination de l’autorisation pour utiliser le bâtiment édifié à des fins d’habitation. Ce changement porte atteinte à l’affectation du domaine public. La juridiction enjoint le préfet de dresser un procès-verbal de contravention de grande voirie à l’encontre de l’occupant.

Plus de quarante ans après avoir été à l’origine d’un arrêt de principe [1], l’Association Les amis des Chemins de Ronde montre qu’en matière de contravention de grande voirie l’on est loin d’avoir fait le tour. L’affaire dont s’agit offre l’occasion de rappeler les principes fondamentaux de la domanialité publique dont la majesté, parfois malmenée, n’a d’égale que la beauté des lieux concernés. En l’espèce, ceux-ci ont pour cadre l’île de Berder située à Larmor-Baden dans le golfe du Morbihan. Il est possible grâce à un circuit le long du sentier côtier d’en faire le tour à pied.

Cependant, la continuité de ce chemin prisé a été rompue en raison des agissements de l’actuel propriétaire. Par arrêté du 28 novembre 2016, le préfet du Morbihan a autorisé la société OCDL à occuper temporairement des dépendances du domaine public maritime jusqu’au 31 décembre 2020, puis par un nouvel arrêté, a prolongé l’autorisation jusqu’au 31 décembre 2021.

L’autorisation d’occupation temporaire (AOT) du domaine public porte spécifiquement et exclusivement sur trois cales, une chaussée et un terre-plein sur lequel est édifié en partie un bâtiment dit « La Pêcherie ». Estimant que l’occupant aurait outrepassé l’autorisation dont il bénéficie, plusieurs associations, dont la fédération d’association de protection de l’environnement du Golfe du Morbihan, ont demandé au préfet territorialement compétent d’établir un procès-verbal de contravention de grande voirie. Face au refus implicite du représentant de l’État d’engager des poursuites, les associations, sur le fondement de la jurisprudence quarantenaire, ont sollicité la juridiction administrative aux fins d’obtenir, par le biais d’un recours pour excès de pouvoir, d’une part, l’annulation de la décision implicite de rejet et, d’autre part, qu’il soit enjoint à l’autorité préfectorale de dresser un procès-verbal de contravention de grande voirie à l’encontre de la société. La spécificité de la présente affaire, en même temps que son intérêt, tient à l’existence d’un titre. En effet, généralement le contentieux des contraventions de grande voirie concerne par principe des occupants sans titre du domaine public maritime ou fluvial (péniches [2], paillotes [3], etc.) ou plus rarement des occupants ayant légalement obtenus un titre, lequel dans l’intervalle a été retiré [4], abrogé [5], ou a expiré [6], situation qui les place dans la même position que les premiers. Mutatis mutandis, il n’en demeure pas moins que l’existence d’un titre en l’espèce ne change rien à l’affaire dans la mesure où l’autorisation d’occupation du domaine public octroyée a été dévoyée (I) et que les travaux effectués sur le bâtiment portent atteinte à l’affectation du domaine public à l’utilité publique et sont donc constitutifs d’une infraction (II).

I. Une autorisation d’occupation du domaine public dévoyée

Pour bien cerner la présente espèce, il convient de la replacer dans un contexte à la fois local et national. S’agissant du premier, l’île a fait l’objet d’une acquisition en mai 2016 par la société OCDL du groupe Giboire, à l’exclusion bien entendu des immeubles appartenant au domaine public maritime. Le groupe prévoyait la construction d’un hôtel de luxe, mais à la demande de plusieurs associations, le tribunal administratif de Rennes a, le 9 juillet 2021 [7], annulé partiellement le PLU de la commune et, en référé, le 12 avril 2022, suspendu le permis de construire octroyé en 2020.

S’agissant du contexte national, il appert, depuis de nombreuses années, un changement de paradigme où à la publicisation de la propriété privée succède une privatisation de la propriété publique, et la présente affaire est à inscrire dans ce cadre. Plusieurs illustrations dans la jurisprudence, qui sans être en tout point identique, participent d’une logique similaire, celle d’une forme d’appropriation par des propriétaires privés de la domanialité publique, du moins des dépendances de celle-ci, et ceci sous deux formes différentes. La première repose sur la conception que leur propriété jouxtant la domanialité publique, cette dernière peut être sinon légalement du moins impunément annexée au point par exemple de construire sur celle-ci une piscine, une terrasse et un débarcadère tout cela naturellement à usage exclusivement privatif [8]. La deuxième hypothèse consiste, sur le fondement du bénéfice d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public, en ce que le titulaire vient de son propre chef la détourner pour s’approprier une dépendance publique dans un autre but que celui précisément visé par l’AOT. Il en est ainsi lorsqu’une maison d’habitation est aménagée au-dessus d’un abri à bateaux ayant seul fait l’objet d’une autorisation [9] ou d’une autorisation accordée pour une activité de restauration sur un bateau, laquelle n’est pas exercée, ledit bateau servant uniquement d’habitation principale au titulaire [10].

En l’espèce, la société n’a pas entendu choisir et a opté pour les deux variantes de façon cumulative. En effet, le propriétaire a à la fois profité de son voisinage avec des dépendances du domaine public et de l’autorisation qui lui avait été octroyé pour détourner celle-ci. En effet, à la fois le titre et le contenu de l’autorisation ont été dévoyés. Le titre trouve son origine dans l’arrêté l’octroyant et est intitulé « arrêté préfectoral portant autorisation d’occupation temporaire du domaine public maritime pour trois cales, un terre-plein sur lequel est édifié en partie le bâtiment dit ‘la Pêcherie’ et une chaussée situés au lieu-dit ‘Ile de Berder’, sur la commune de Larmor Baden ». Le contenu du titre prévoit en son article 5 que « la partie du bâtiment dit de ‘la Pêcherie’ édifié sur le domaine public maritime devra accueillir des activités liées à la mer ». Cependant, ainsi que le juge le tribunal : « il ressort toutefois des pièces du dossier, notamment des propres déclarations du gérant de la société titulaire de l’autorisation, et des photographies produites mettant en évidence la réalisation de travaux de rénovation du bâtiment, que ce bâtiment est utilisé à usage d’habitation par le gérant de la société, lorsqu’il réside sur l’île ». L’aveu, longtemps considéré comme la reine des preuves, confessio est regina probatio, par les déclarations du gérant du titulaire démontrent manifestement le détournement opéré. Au surplus, le lien entre activités liées à la mer et habitation n’est pas ténu, il est même antinomique. Les juristes, plus que d’autres, le savent, les mots ont un sens. Chacun des termes de l’expression« autorisation d’occupation temporaire » du domaine public revêt une signification. Le terme autorisation nécessite donc un titre exprès dont l’objet est clairement défini, de même que l’occupation ne saurait se transformer en appropriation, ce que le caractère temporaire vient confirmer. Copyright Lexbase p. 2/4

II. Une atteinte manifeste à l’affectation d’utilité publique du domaine public

A titre liminaire, le tribunal administratif de Rennes rappelle qu’en vertu de l’article L. 2121-1 du Code général de la propriété des personnes publiques N° Lexbase : L4517IQD, « Les biens du domaine public sont utilisés conformément à leur affectation à l’utilité publique. Aucun droit d’aucune nature ne peut être consenti s’il fait obstacle au respect de cette affectation » et que parallèlement en vertu de l’article L. 2122-1 du même code N° Lexbase L9590LDK : « Nul ne peut, sans disposer d’un titre l’y habilitant, occuper une dépendance du domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 ou l’utiliser dans des limites dépassant le droit d’usage qui appartient à tous ». Ces deux articles font respectivement référence au fait que l’utilisation privative du domaine public doit être conforme à l’affectation et que cette même utilisation privative doit être compatible avec l’affectation. En effet, l’utilisation privative du domaine public, par rapport à l’utilisation collective, se présente d’emblée comme « anormale » raison pour laquelle elle est conditionnée. Outre d’être personnelle, temporaire, précaire et révocable, l’utilisation privative doit donc présenter un caractère de conformité et de compatibilité avec l’affectation du domaine public à l’utilité publique. Concernant la conformité, elle recouvre un usage normal. C’est-à-dire que la faculté d’utilisation privative qui est octroyée doit expressément être conforme à l’affectation première de la dépendance du domaine public.

Comme le rappelle constamment la jurisprudence, « si, dans l’exercice de ses pouvoirs de gestion du domaine public, il appartient à l’administration d’accorder des autorisations d’occupation privatives dudit domaine, ces autorisations ne peuvent légalement intervenir que si, compte tenu des nécessités de l’intérêt général, elles se concilient avec les usages conformes à la destination du domaine que le public est normalement en droit d’y exercer, ainsi qu’avec l’obligation qu’a l’administration d’assurer la conservation de son domaine public » [11]. En l’espèce, le bâtiment dont il s’agit servait à la pêche comme en témoigne son nom, et n’étaient autorisées par l’AOT que des activités maritimes, à savoir conchylicoles. Le fait d’habiter ledit bâtiment le rend non conforme à l’affectation à savoir notamment son usage direct à destination du public. S’agissant de la compatibilité, l’usage privatif octroyé ne doit pas dénaturer la vocation première de l’affectation d’un bien domanial [12]. Ainsi par exemple, une autorisation d’occupation privative du domaine public ferroviaire qui prévoit la dépose des voies pour l’aménagement d’une infrastructure routière est incompatible avec l’affectation première de la dépendance dès l’instant où naturellement la création d’une voie routière sur la voie ferrée ne rend plus cette dernière utilisable [13]. En l’espèce, là encore le fait de confondre une occupation octroyée pour des activités liées à la mer et de considérer que l’AOT valait autorisation d’habitation témoigne d’une occupation privative incompatible avec l’affectation du domaine public à l’utilité publique. Dès lors ainsi que le juge la juridiction bretonne le changement de destination de l’autorisation d’occupation temporaire du domaine public est de nature à porter atteinte à l’affectation à l’utilité publique de celui-ci. Compte tenu de ces éléments l’autorité chargée de la police domaniale, en l’espèce le préfet, aurait donc dû mettre en œuvre les pouvoirs de police qu’il détient aux fins d’assurer le respect de l’affectation du domaine public. C’est la raison pour laquelle, il est enjoint dans un délai de trois mois, et ce malheureusement sans astreinte, au préfet de dresser un procès-verbal de contravention de grande voirie à l’encontre de la société, laquelle est autant sortie du droit chemin que… du chemin du droit.

[1] CE, 23 février 1979, n° 04467 N° Lexbase : A2200AKP.
[2] CAA Versailles, 10 février 2021, n° 19VE01992 N° Lexbase : A430773W.
[3] CAA Marseille, 29 octobre 2021, n° 19MA05501 N° Lexbase : A39597BA.
[4] CAA Bordeaux, 9 juillet 2014, n° 14BX00648 N° Lexbase : A1355NAG.
[5] CAA Lyon, 7 octobre 2021, n° 19LY04598 N° Lexbase : A811248X.
[6] CAA Marseille, 9 juillet 2021, n° 19MA05509 N° Lexbase : A83184Z4.
[7] TA Rennes, 9 juillet 2021, n° 1803926.
[8] CAA Marseille, 12 juillet 2016, n° 15MA03646 N° Lexbase : A1416RY4.
[9] CE, 22 avril 2021, n° 438834 [LXB=].
[10] CAA Marseille, 20 décembre 2010, n° 09MA04736 N° Lexbase : A9487GQG.
[11] CAA Lyon, 28 décembre 2010, n° 08LY01204 [LXB=].
[12] CE, 23 juin 1995, n° 161311 N° Lexbase : A4802AN8.
[13] CAA Lyon, 17 août 2010, n° 09LY02254 N° Lexbase : A4259E9M. Copyright Lexbase p. 3/4

Par Christophe Otero, Maître de conférences en droit public, Université de Rouen

Hebdo édition publique n°681 du 13 octobre 2022 : Domaine public
Réf. : TA Rennes, 26 septembre 2022, n° 2102583 N° Lexbase : A07278LIN2877BZL